Économie

Ne « paternalisons » pas le tiers-monde

La Croix 2/2/1968

 

On mène une grande offensive contre les préférences douanières dont jouissent certaines puissance industrielles à l'entrée de pays du tiers-monde  avec lesquels elles entretiennent des rapports particuliers : préférences impériales du Commonwealth ou bien avantages consentis à la CEE par ses associés d'Afrique et de Madagascar, ou encore ceux accordés à la France par la Tunisie et l'Algérie. Les proches négociations en vue du renouvellement de la Convention de Yaoundé comme l'imminente Conférence de la CNUCED (Commission des Nations Unies pour le commerce et le développement) à La Nouvelle-Dehli sont, en effet, une occasion de mettre particulièrement en cause ces préférences, plus spécialement, bien entendu, les préférences découlant de la Convention de Yaoundé.

Pourtant celles-ci, non considérables à l'origine, vont toujours s'amenuisant. Elles consistent principalement en une exemption de droits de douane. Or, à l'entrée des États associés à la CEE, les taxes à la plus lourde incidence sont les droits fiscaux que les produits européens acquittent aussi bien que les tiers ; et comme ces droits fiscaux vont toujours croissants alors que les droits de douane restent fixes en valeur relative la préférence au bénéfice des Européens diminue sans cesse.

Malgré tout, on la stigmatise. L'attaque vient à la fois des Américains et de certaines organisations internationales, dérivées de l'ONU. Attaque paradoxale car les Américains bénéficient pour leur compte, en d'autres lieux, de « préférences inverses », comme ils les appellent quand elles profitent aux autres. Quand on subordonne son aide à des attitudes politiques ou au maintien de régimes économiques favorables à ses propres entreprises n'exige-t-on pas une préférence de même espèce, plus immorale car elle sent son chantage et ressemble à un achat des consciences ? Et vous, Organisations internationales, que sont d'autre certaines conditions de vos prêts, notamment à l'Inde et au Pakistan ? M. Mathé l'a fort justement rappelé dans son remarquable article de la revue Marchés Tropicaux.

Mais ces préférences qu'on attaque, n'ont-elle pas justement une valeur morale ? On feint, quand on les critique, d'oublier qu'elles sont mutuelles. Telle apparaît pourtant leur mérite. Dans une société internationale qui, quant à présent, ignore le désintéressement,  je suspecterais une association aux avantages unilatéraux. Ils masqueraient probablement un assujettissement politique : bref un néo-colonialisme. Et si, par une chance peu probable, s’affirmait l'entière gratuité d'un don, j'aurais peine à le croire durable. À la première difficulté économique du donateur, c'en serait fait de l'aide, même solennellement octroyée. Les cartiérismes auraient beau jeu, qui déjà se déchaînent quand notre aide est beaucoup moins coûteuse qu'elle ne paraît.

Surtout, en l'absence de réciprocité, l'aide apportée par les puissances industrielles deviendrait pur paternalisme et donc humiliante pour ses bénéficiaires. En fait, dès lors que s'établit une relation mutuelle, il ne s'agit plus de dons ni d'assistance mais d'un circuit économique par lequel les pays en voie de développement, en facilitant l'essor de leur partenaire industriel, s'aident eux-mêmes à travers lui. Combien plus noble aussi, pour des peuples fiers, que donner eux aussi quand ils reçoivent.

À la limite, une assistance sans réciprocité peut être dangereuse en substituant à la défunte économie de traite une économie de la mendicité.

Les contempteurs des préférences prétendues inverses auraient meilleure conscience à lutter contre la dégradation des termes de l'échange, à organiser les marchés des produits tropicaux, à industrialiser le tiers-monde autrement que sur le papier, à inviter nos partenaires européens à respecter l'esprit de Yaoundé en accroissant chez eux les importations de produits africains. Le remède au sous-développement réside plutôt, en effet, dans la création de solidarités et l'accroissement de celles qui existent que dans leur destruction.